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Ichiyõ Higuchi: Les quatorze mois miraculeux

Avant de vous raconter le destin aussi dramatique qu’extraordinaire de Ichiyõ Higuchi, deuxième femme ayant figuré sur un billet de banque japonais après l’impératrice Jingo en 1881, attardons-nous un peu sur ce choix d’impression pour les coupures de 5000 yens. C’est en 2004 que le Japon choisira cette écrivaine comme le visage de ce dernier. Cela peut sembler un peu tardif après plus d’un siècle d’absence de figure féminine, mais mieux vaut tard que jamais comme le dit l’adage. D’ailleurs, quand elle aura fêté ses 20 ans de service auprès de nos portes-feuilles en 2024, elle cédera sa place à Tsuda Umeko, première étudiante partie en programme d’échange à l’étranger. Il semble qu’il soit devenu naturel pour le billet de 5000 yens de nous présenter des femmes aux accomplissements hors-normes, ainsi que les kimonos qu’elles ont choisis pour se faire tirer le portrait, à une époque où ce service était un luxe.

Et pourtant, le choix de Ichiyõ Higuchi n’a pas été accueilli avec bienveillance par nombreux. Très sûrement, comme tout chapitre où « une première femme » est mise à l’honneur après si longtemps, je ne serais point étonnée qu’il y eût un contre-courant sexiste en sa défaveur. Cependant, ce n’est guère vers son genre que le public fut particulièrement mesquin, mais son histoire financière. Eh oui ! L’une des premières choses qu’on apprend sur elle aussitôt qu’on se penche dessus durant l’apprentissage scolaire, c’est qu’elle a cruellement peiné à boucler ses fins de mois. Cette réputation lui a valu des commentaires déplacés de la part de personnes, se donnant un air de bourgeois lettrés, comme quoi son fantôme coulera l’économie japonaise. Même s’il est vrai que la bourse a eu un cours anarchique durant les deux dernières décennies que ce soit au niveau japonais ou mondial, tout économiste digne de ce nom s’accordera à dire que la faute n’appartient en aucun cas à cette pauvre demoiselle.

D’un autre côté, bien que mon but ne soit pas de défendre des individus à l’humour questionnable, c’est aussi à se demander si Ichiyõ ne chercherait pas un peu la petite bête. Née originellement sous le nom de Natsuko Higuchi en 1872 à Tokyo durant l’ère Meiji, notre écrivaine adoptera ultérieurement l’alias de « Ichiyõ » signifiant « une feuille » pour accentuer sa situation modeste. Néanmoins, avec un père ayant obtenu le statut de Samurai par des moyens financiers vers la fin de l’époque Edo, et qui terminera à un poste de fonctionnaire sous le nouveau gouvernent interdisant la fonction guerrière, notre autrice jouissait d’un environnement assez stable durant son enfance.

Ce fameux père, s’étant rendu compte de l’intelligence de sa fille, poussera cette dernière à l’âge de 14 ans à ne pas délaisser ses études et à fréquenter l’école privée « Haginoya » spécialisée dans la poésie. Malgré cette chance inouïe, avec une mère traditionnelle considérant l’apprentissage des lettres comme inutile pour les femmes, ainsi que des camarades de classe issues de milieux beaucoup plus aisés, Ichiyõ peinera souvent à trouver sa place. Quand bien même, ce sera un prestigieux concours organisé par cette fameuse école qui sera un tournant de sa vie. Parmi les étudiantes s’étant présentées à l’évènement avec de prestigieux vêtements, c’est notre poète à en devenir, habillée d’un humble kimono d’occasion, qui obtiendra le meilleur score. Comme pour témoigner d’un gain de confiance, il est écrit dans son journal intime de cette période qu’elle ne peut lutter vestimentairement, mais ne se laissera jamais abattre en rédaction.

Malheureusement, les évènements à venir se suivront comme pour la tester sur cette audace. Elle finira à la tête de sa famille à 17 ans après le décès de son frère, et sa situation s’empirera quand son père décédera aussi en accumulant des dettes. Son fiancé, ne souhaitant pas rejoindre sa moitié dans ce désastre financier, rompit les fiançailles aussitôt. Dans ce quotidien qui rimait avec survie, Ichiyõ apprit la nouvelle selon laquelle une de ses anciennes camarades de classe, qui avait publié un livre, vivait confortablement avec les droits d’auteur. Convaincue qu’elle en est tout autant capable, elle décida de devenir une écrivaine professionnelle pour subvenir aux besoins de sa famille. Après tout, Ichiyõ avait obtenu un meilleur score que sa consœur quand elles fréquentaient la même école. Donc pourquoi pas ?  Hélas, la simplicité allant rarement de pair avec nos objectifs ou nos rêves, ce ne sont que des revenus trop modestes qui suivront les premières publications.

Bien qu’on ressente un talent prometteur d’écrivaine autour de la jeune femme, les réserves touchant leur fond pousseront Ichiyõ et sa famille à déménager plusieurs fois. C’est ainsi que, accompagnée de sa mère et de sa sœur, elle s’installera dans les abords du fameux quartier rouge de Yoshiwara, et y gérera une petite épicerie. Cette dernière sera, presque sans s’étonner, loin d’être lucrative. Toutefois, c’est cette chute dans ce quartier mal famé qui sera encore un virement dans le style littéraire de la jeune femme. L’environnement a certes mauvaise réputation en raison de sa proximité avec un secteur s’adonnant à des affaires particulières, mais elle y fait des rencontres qui l’émeuvent profondément. Dire qu’auparavant, elle avait plutôt pour habitude de tisser des relations superficielles avec des demoiselles de familles aisées, elle se liera dorénavant avec sincérité avec des femmes qu’elle aurait trouvé questionnables selon ses anciennes mœurs.

Une nouvelle ouverture d’esprit qui se retrouve dans un de ses plus grands chef-d’œuvres : « Takekurabe », traduit par « Qui est le plus grand ? » en français. Ce récit raconte l’amour réciproque, mais jamais avoué, entre deux adolescents aux vocations complètement opposées. L’une vouée à devenir courtisane, et l’autre, un moine bouddhiste. Un tout allant de pair avec l’aura mélancolique qui accompagne souvent la métamorphose de l’enfance à l’âge adulte.

Ce grand roman de la littérature japonaise fait partie des nombreux titres qu’Ichiyõ Higuchi rédigea durant une période qu’on surnomme « les 14 mois miraculeux ». Que ce soit « Nigorié – Eaux troubles », « Õtsugomori – le 31 décembre » ou « Juusanya – La treizième nuit et autres récits », elle enchaîne enfin les succès par son style d’écriture qui met l’accent sur les femmes et leurs conditions, ainsi que d’autres sujets souvent mis à l’écart dans le courant littéraire. Une notoriété semblant lui être tombée dessus comme une récompense après tant d’années de rigueur, tout en gardant une attitude humble. Un comportement souvent trahi par sa confusion concernant le kimono qu’elle devait porter quand d’autres écrivains tout aussi notoires lui rendaient visite à son domicile. Une nouvelle maison, qui s’était comme transformé en salon littéraire pour les grands noms manipulant la plume. Un bonheur, et un bout du tunnel marquant la fin des misères qui se dessinait enfin.

Pour mourir d’une tuberculose à 24 ans, et laisser les mois miraculeux se figer au nombre de quatorze pour toujours.

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Chère Ichiyô,

Depuis que j’ai approfondi mes connaissances autour de ta figure historique, j’ai longuement hésité à parler de toi. Ces fameux « démons » dont nombreux t’ont accusée, je suis coupable de les avoir craint moi aussi. Comme une sorte d’appréhension que ton manque de fortune, mot que j’emploie dans tous les sens du terme, s’acharne sur moi si j’évoquais ton nom. Et pourtant, tu t’es invitée spontanément dans ma vie quand je me suis sentie récemment au plus bas. Pour finalement me partager d’autres émotions qui t’avaient hantée, et dont j’en avais cruellement besoin.

Il me faut cependant faire preuve de modestie comme tu as souvent su le faire, et souligner que j’ai outrageusement plus de chance que tu n’en as eu. Il suffit de seulement comparer la médecine de nos deux époques. Si besoin, je peux me faire soigner efficacement de la tuberculose en me présentant dans un hôpital demain. Et en tant que personne ayant accouché récemment, je n’ose imaginer le faire en ton temps où chaque grossesse se jouait à peu entre « donner la vie » ou « donner sa vie ».

Nous restons cependant deux êtres vivants dont notre manière de ressentir des émotions est calibrée de la même manière. Et si tu es soudainement apparue dans ma vie, et qu’un article sur toi s’en est suivi de ma part, c’est parce que nous avons mutuellement ressenti de l’empathie l’une envers l’autre. Un sentiment humain et intemporelle, nous liant par notre expérience commune d’avoir les finances et l’accomplissement de nos rêves au sommet de nos inquiétudes. Mais encore, de suffoquer face aux attentes que la société se permet d’établir envers les femmes.

Même si le rôle dit « traditionnel » de la femme est devenu plus un choix qu’une obligation pour nombreuses depuis ton époque, je ressentais un décalage avec mon entourage aussitôt que j’ai appris que j’attendais un enfant. Je parlais souvent de stratégie en lien avec ma vie de mamentrepreur à venir, mais certains me rétorquaient que mon « hobby » ne sera plus ma priorité dorénavant. Plus j’avançais dans ma grossesse, plus mon futur semblait binaire entre mon travail et ma famille. Ne sachant plus où me situer entre mes deux bébés, ma fille et ma passion, je me souviens d’un congé maternité où un bonheur d’une famille plus nombreuse grandissait en parallèle d’un mal-être plus sournois. Un peu comme les deux protagonistes de ton chef d’œuvre « Takekurabe » qui murissaient vers deux mondes différents.

Concernant les finances, j’étais à nouveau bien mieux lotie que toi. Chaque année, la généreuse furie en lien avec les cadeaux des fêtes de fin d’année m’autorisait à avoir des économies me permettant de vivre confortablement durant les débuts d’années plus calmes. La situation en 2023 fut toutefois plus difficile en raison d’une année précédente durant laquelle j’ai dû lever le pied pour mener à bien ma grossesse. Et je me dois de me rassurer que mon mari, avec un revenu bien plus stable, compte me seconder inconditionnellement dans mes activités tant qu’il le faudra. En revanche, il connait aussi ma témérité concernant mon indépendance financière, ainsi que ma fâcheuse tendance à payer les factures au stade du rappel à cause de mon refus à demander de l’aide.

Avec ma volonté de reprendre mon métier au plus vite, tant pour mon moral que pour mon revenu, je cherchais une solution de garde complète afin de me réactiver à la sortie de mon congé maternité. Mais c’est avec culpabilité que je le faisais à cause des facteurs décrits plus haut. Ces derniers avaient complètement brouillé mes priorités, et je ne comprenais plus où je devais me situer entre mon rôle de mère et créatrice. Un tout qui m’a fait questionner si quelque chose ne fonctionnait pas chez moi. Et si je n’étais pas une mauvaise mère, ou un mauvais engrenage de cette société actuelle, notoire par sa mécanique capitaliste douteuse.

C’était un de ces soirs, vers la fin de mon congé quand j’étais devenue l’ombre de moi-même, que j’ai commencé à gratter ma pochette où je conserve mon fond de caisse. Mon compte en banque affichait un solde négatif, et je n’avais d’autres choix que de vérifier mes avoirs en liquide pour honorer un paiement que j’avais encore fait traîner. J’en profitais aussi pour vérifier mon enveloppe dans laquelle je garde mes yens, et j’ai découvert un total de petites pièces qui ne me permettrait même pas de me payer un bol de Gyudon chez Yoshinoya (chaîne de restauration populaire). Ce malaise m’a fait vérifier avec insistance le fond pour m’assurer qu’il ne s’agissait pas de toute ma possession en monnaie étrangère. Et c’est ainsi que j’y ai découvert un seul billet coincé. Celui de 5000 yens avec ton portrait dessus.

En soupirant face à cette réalité où ma richesse japonaise équivaut à une trentaine de francs avec le cours actuel, j’ai contemplé longuement ton visage. Même si j’avais évité de promouvoir ton nom par crainte d’attiser cette poisse qui te semble typique, nous n’étions plus si différentes dorénavant. Une routine emplie de doutes, et pour ma part, des nuits écourtées dont je ne savais plus comment accueillir le lendemain. Bien que les raisons ne soient les mêmes, tu comprends sûrement ce sentiment Ichiyõ. Se réveiller dans un monde où nous nous sentons comme détournées de cette case qui nous est prédestinée : un croisement particulier entre ce que nous aimons, ce dont le monde a besoin, ce pourquoi nous sommes douées, et ce pourquoi nous pouvons être rémunérées. Un tout définit par l’appellation « Ikigai », un mot dont tu serais probablement étonnée d’apprendre qu’il est actuellement à la mode en Occident.

Tu en as eu des tournants durant ta carrière, mais te rencontrer ce soir-là en fut un pour la mienne. Malgré nos similitudes, cela m’a frappé subitement que toi, tu as toujours su garder la tête haute. Les regards mesquins de tes camarades plus fortunées, les discriminations que tu as subies en lien avec ton rôle de femme, des dettes qui se sont accumulées à ne pas en voir le fond, ou encore, ta confusion totale face aux tendances vestimentaires. Aucun malheur auquel tu as fait face n’est parvenu à te faire lâcher ta plume. A croire que rien, en dehors d’une maladie fatale, n’aurait pu t’arrêter.

Depuis cette anecdote, où j’ai eu le déclic de m’interroger sur ce qui pourrait m’arrêter aussi, je vis comme une sorte de rivalité avec toi. Une énième facture qui tombe dans ma boîte aux lettres ? Je m’installe dans mon atelier et enchaîne les créations avec cette conviction que tout ira mieux. Comme tu l’avais fait assidument face à ton bureau et tes brouillons. Le regard et les critiques d’autrui concernant mes décisions en tant que maman ? Je repense à ton kimono d’occasion qui t’a valu des regards déplacés, mais qui ne t’a pas empêché de gagner ton concours de poésie. D’ailleurs, nous avons réussi à trouver une garde complète pour la sortie de mon congé. Et bien que ma fille me manque souvent en cours de journée, je déculpabilise face à ma décision de l’avoir confiée. Après tout, si elle m’a choisie depuis l’autre monde comme sa future mère, c’est improbable qu’elle l’ait fait pour que je lâche tout.

Aujourd’hui, après seulement trois mois de reprise, je repense déjà à notre rencontre avec nostalgie. Quand je m’installe devant mon plan de travail face à la fenêtre pour acheminer les commandes, il m’arrive de m’arrêter un instant pour contempler la verdure illuminée par le soleil d’été. A ces instants, je repense souvent à l’image presque comique de ma chute précipitée, suivie d’un rebondissement tout aussi rapide. Qui l’aurait cru ? Qu’à peine quatorze semaines plus tard, sur le chemin pour aller chercher ma fille au crépuscule, je sortirai de la poste en roulant des yeux. Des moments ingrats où je reçois une nouvelle transaction sur ma boutique en ligne, dire que je pensais m’être allégée de tous mes colis et responsabilités. Un tout suivi d’un retour à la maison où je navigue la poussette en me rappelant que j’ai une chance inouïe d’avoir encore un client à satisfaire.

Il est juste dommage de se rendre compte que certaines choses puissent changer si rapidement pour une personne, mais de l’autre côté, cette pression sur les femmes persiste encore depuis ton existence malgré des améliorations nettes. Que ce soit en Occident ou au Japon, il nous reste encore tant à accomplir pour nous rapprocher de l’équité. Et il est déjà un pas en avant que tu sois devenue une des trois figures historiques imprimées sur la monnaie locale actuelle. Cela peut sembler curieux au premier abord qu’une femme aussi désavantagée financièrement que toi ait été retenue parmi les candidats, mais je comprends mieux cette décision aujourd’hui. S’il y a une personne qui pouvait nous appeler à résister face à l’économie devenant instable, il n’y avait de meilleur nom à invoquer que le tien. Si je parviens à partir au Japon d’ici 2024 avant que le nouveau billet ne se mette en place, j’espère pouvoir régler mes fournisseurs avec des coupures de 5000 yens. Ces derniers, sur lesquels ton visage témoigne de ta réconciliation avec l’argent post-mortem.

Certains continueront de te regarder de haut pour ta réputation superficielle en lien avec ta pauvreté et ta malchance, mais désormais, je ferai partie de ceux qui t’admirent d’en bas pour ton adversité et ton courage.

Merci Ichiyõ, de m’avoir donné de ta force au moment où j’en avais le plus besoin.