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Les autres femmes: Yuki-Onna

« La catégorie d’articles « Les autres femmes » a pour but de mettre en avant des femmes de l’histoire japonaise qui, après réflexion personnelle, n’ont pas été retenues pour nommer mes créations. En effet, j’ai ressenti une certaine crainte comme quoi le caractère machiavélique ou tragique de ces figures risquait d’appâter de mauvaises « choses » autour de ma marque et ceux qui la soutiennent. Malgré cette décision finale, il serait cruel de conclure que ces grandes figures ne m’ont pas inspirée voire impressionnée. Baptiser mes collections après ces femmes ne serait certainement pas de bon augure, mais les mettre en lumière avec un article semblait être la meilleure chose à faire pour les honorer malgré tout. »

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Que ce soit au niveau artistique, littéraire ou même culturel, il ne fait aucun doute que les « Yõkais » sont un domaine des plus curieux de la culture japonaise. Si on résume la chose de manière vulgarisée, le monde des Yõkaïs s’agît d’un fourre-tout d’entités qu’on ne qualifierait pas spécifiquement de divines ou humaines, et ni bienveillantes ou méchantes. Mais ces créatures deviennent particulièrement pratiques quand il s’agît de répondre aux interrogations qui ponctuent notre quotidien. Perdez-vous souvent vos objets et avez-vous le sentiment qu’ils se déplacent tous seuls ? C’est probablement à cause d’un yõkaï. On vous a mis un avis de passage dans la boîte aux lettres concernant un colis et celui-ci n’est pas à la poste habituelle ? Peut-être un yõkaï qui fait des tours. Etes-vous irrité par votre wifi qui se déconnecte sans cesse en plein télétravail ? Ne ragez pas sur votre opérateur trop vite, car c’est encore sûrement un Yõkai !

En temps normal, ces petites bêtes ne sont pas visibles à l’œil nu, à moins qu’elles se laissent surprendre spontanément. Et franchement, elles ressemblent à des caricatures qui naissent de l’imagination de nos enfants, ou, d’adultes tenant à peine debout durant une soirée bien arrosée. Pour n’en citer que quelques-unes, il existe des légendes de roues avec un visage d’homme (Wanyudo – Roue de carrosse qui conduit les âmes dans l’autre monde). Sinon, il y a des objets du quotidien avec des yeux, des bouches ou des membres qui se manifestent en raison de leurs âmes centenaires (Tsukumogami – Objets animés). Et ils peuvent être bien plus proches de vous que vous ne l’imaginez ! Vous est-il arrivé de vous interroger sur votre partenaire qui a un goût prononcé pour le poisson, et pourquoi il laisse des poils blancs sur le canapé ? Demandez-lui s’il est un Bakéneko (chat métamorphe). Si l’échange qui s’en suit se conclut sur un fantastique malentendu, allez prendre l’air dans une forêt avoisinante. Peut-être que vous croiserez un vieil homme en train de laver des grains d’azuki au bord d’un ruisseau ! Ce dernier s’appelle Azuki-araï, et il est un Yõkai ne faisant que laver des haricots rouges dans des cours d’eau. Rien de plus. Mais si l’apparition subite de cet énergumène vous pousse à fuir en toute vitesse… et bien, j’espère pour vous qu’un kitsuné (renard) ne vous a pas à l’œil. Car il se fera un malin plaisir à vous faire croire qu’il est n’est plus possible de sortir des bois.

Même si ces chimères nous renvoient à des clichés bien originaux, voire disgracieux, il en subsiste une qui nous renvoie à une image empestant un parfum de phéromones féminins. Il s’agît de Yuki-Onna (femme des neiges) qui est l’un des Yokaïs les plus célèbres, tant au Japon qu’à l’étranger. Et dont je ne serais point étonnée que vous ayez déjà entendu son nom quelque part. Avant tout, la fonction première de cet être sublime est d’expliquer le décès par hypothermie durant les hivers les plus rudes. Les légendes les plus anciennes incluant Yuki-onna pouvant être retracées jusqu’à l’ère Muromachi (1336-1573), une époque où le froid pouvait être particulièrement fatal, il était bien commode de poser un diagnostic aussi poétique qu’une dame charmante.

Parmi les nombreux contes en lien avec cette figure, la plus connue encore racontée aujourd’hui nous amène au cœur d’une montagne où un bucheron et son apprenti furent surpris par une tempête de neige. Pris au dépourvu, nos deux malchanceux se réfugièrent dans une cabane abandonnée et n’eurent d’autres choix que d’y passer la nuit. C’est à une heure bien tardive que l’apprenti se réveilla et fut surpris par la silhouette d’une femme penchée sur son maître. Vêtue d’un kimono blanc et arborant un teint pâle accentué par des lèvres bleutées, l’inconnue s’intéressa aussi au jeune homme terrifié. Cependant, elle eût un moment d’hésitation et proposa finalement un accord : de lui épargner la vie à condition que leur rencontre reste un secret. Au petit matin, malgré le corps sans vie de son collègue, le protagoniste avait surtout le sentiment d’avoir fait un mauvais rêve et regagna son village sain et sauf. Quelques jours après son retour, une demoiselle pâlotte cherchant un abri débarqua soudainement (et comme par hasard) chez le jeune bûcheron. En sautant toutes les étapes cruciales d’une relation comme le font souvent les contes populaires, nos deux jeunes se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ! S’il ne s’agissait pas d’une histoire japonaise, nous nous serions possiblement arrêtés à cet aboutissement heureux, mais les « happy ending » ne sont pas la norme au pays du soleil levant. Car oui, durant une soirée où notre couple discutait à la lueur d’un brasero, le gendre eût spontanément la super idée de raconter le souvenir de cette nuit glaciale à sa femme. Cette dernière, se transformant (rebelotte, comme par hasard) en cette dame habillée d’un kimono blanc, hurla sa colère et sa déception face à la promesse rompue. Néanmoins, en pensant à leurs enfants, elle décida de ne pas achever son mari et de lui donner une ultime chance : Tant qu’il saura être un père digne, sa vie sera préservée. Aussitôt le pacte conclu, Yuki-onna se dissipa en neige fine qui se laissa transporter par le vent.

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J’ai failli ! J’ai vraiment failli nommer une collection rendant hommage à Yuki-Onna ! Franchement, qui resterait insensible et ne frissonnerait pas face à cette aura qu’elle émane ? Hélas, si elle figure dans cette catégorie de mon blog, cela veut dire que j’ai pris la décision de ne pas développer de collection en son honneur. En premier lieu, il y avait surtout un frein technico-esthétique autour de son image. Comme vous le savez probablement déjà, je développe « une forme » autour d’une figure historique ou légendaire et je laisse les textiles ou les pierres fines faire leurs déclinaisons dans mes références. Et la femme des neiges a un aspect tellement blanc-bleutée qu’il me semblait injurieux de la décliner avec des matériaux aux tons chaudes. De plus, même si elle est une femme invulnérable comme j’apprécie personnellement, elle reste tout de même une métaphore expliquant une forme de décès durant les siècles passés. Même si elle a été réinterprétée sublimement dans des mangas ou des jeux-vidéos avec une touche de modernité, la frayeur que Yuki-onna a récolté dans le passé contrebalancent, à mon humble avis, l’appréciation contemporaine qu’on lui voue aujourd’hui. En bref, je n’étais pas certaine si cette figure matérialisée apporterait un bon ou mauvais augure pour ma profession et ceux qui l’entourent.

En outre, à une période où je n’étais pas encore fixée, il m’est arrivé de rendre visite à une amie moitié-japonaise et d’y feuilleter justement un livre sur les yõkaïs. Après lui avoir confié que je songeais à nommer une collection rendant hommage à Yuki-Onna, elle me stoppa net en disant « Attend, tu veux nommer une de tes collections après une femme qui bâcle son travail parce qu’elle trouve un mec craquant et en plus, lui fait des gosses pour les refourguer ensuite ? ». J’ignore si son but était d’ouvrir un débat sur comment les femmes mythologiques devraient vivre entre leurs professions et leurs familles. Mais en raison de la tête mythique que j’ai tirée face à ses propos, mon amie ne semblait plus vouloir continuer cette discussion. C’est très personnel, mais j’ai un sentiment joyeux quand on parvient à humaniser des figures fantastiques, surtout au point où on ose leur faire des critiques négatives ou positives ! Et celui-ci, bien que mon amie se soit montrée un peu dure, je l’ai accueilli comme un signe me suggérant d’épargner la femme des neiges de mes ardeurs créatives. Face à tant d’engagements, la pauvre en a déjà beaucoup sur les épaules. Cependant, je me suis laissé le luxe de faire une petite remarque pendant que je parcourais encore les pages : « Franchement, je pense que s’il y en a un dans l’histoire qui n’a pas ses priorités à jour, c’est le mec qui laisse la dépouille gelée de son maître dans la cabane et rentre au village en mode tranquille. » Finalement, avant-même de nous décider sur qui ne valait pas mieux entre les deux protagonistes, il aurait sans doute été plus productif de nous rendre compte qu’entre mon amie et moi, il n’y en avait pas une pour rattraper l’autre.


Et juste pour le plaisir des yeux et conclure en toute beauté:

Voici notre belle réinterprétée en redoutable boss dans le jeu-vidéo « Nioh ».