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Principe de la langue japonaise

Bien que l’offre d’ateliers ou de formations en lien avec la culture japonaise ne cesse de s’élargir, l’apprentissage de la langue japonaise est souvent rendue moins populaire par sa difficulté notoire et sa complexité particulière. Afin de mieux comprendre cette réputation impitoyable, il serait intéressant d’éclaircir le contexte autour de cette langue. Connu sous le nom de « 日本語-Nihongo » dans la langue d’origine, le japonais appartient au groupuscule des langues japoniques qui comprend aussi des dialectes parlés sur l’archipel. Cependant, quand il s’agit de l’attribuer à une catégorie plus vaste, l’appartenance exacte du japonais suscite encore un vif débat. Certains linguistes considèrent qu’il a trop peu de points communs avec d’autres langues et le voient prudemment comme un isolat. D’autres lui concèdent une place dans la famille des langues altaïques (turque, toungouse, coréen, mongol), mais l’existence même d’un tel groupe est remise en question par de nombreux spécialistes. En résumé, contrairement aux langues latines qui permettent une certaine aisance à les déchiffrer toutes aussitôt qu’on en maîtrise une, l’apprentissage du Nihongo sera un voyage vers lequel on se lancera sans bagages ou repères.

Nonobstant les obstacles qui viennent d’être abordés, la maîtrise du japonais est plus que possible avec un peu de patience et motivation. Comme mentionné dans un précédent article, cela fait plus de trente-ans que ma mère enseigne le japonais à Genève, et même si j’ai aperçu plusieurs de ses élèves se gratter la tête d’un air confus, j’ai aussi eu l’opportunité de féliciter nombreux d’entre eux pour avoir réussi les tests d’aptitude en japonais. D’autant plus, il m’a toujours été passionnant de regarder ma mère analyser les barrières grammaticales dans le but de les rendre plus compréhensibles envers ses étudiants francophones ou anglophones. Une chose est sûre, en l’observant faire ainsi et en voyant ses élèves progresser, ma définition de « langue vivante» est devenue différente de celle qu’on trouve dans le dictionnaire.

Tout cela explique probablement pourquoi il m’arrive de feuilleter curieusement des bouquins pour s’initier au japonais lorsque je visite les librairies. Bien que leurs contenus soient intéressants et leurs méthodes variées, je suis souvent surprise que nombre de ces ouvrages ne s’attardent pas sur une notion fondamentale : en japonais, celui qui prend la parole se doit d’être plus humble que son interlocuteur. Ce point est crucial car on dit souvent que la langue reflète la culture de son peuple, et au-delà d’être une simple règle grammaticale, elle permet surtout d’assimiler la mentalité japonaise. D’ailleurs, en apprenant ce précepte qui veut qu’on fasse preuve de modestie, n’avez-vous pas soudainement l’impression de comprendre mieux pourquoi il est coutume au Japon de baisser la tête pour saluer, remercier ou s’excuser?

Comment cette mentalité se reflète-t-elle sur la manière de parler ? Contrairement à la  grammaire française qui place l’orateur au centre de son environnement, la grammaire nipponne est structurée avec le territoire de celui qui parle, de celui qui écoute et un dernier qui est neutre. Afin d’éclaircir un peu ce point, penchons-nous sur les termes Koré, Soré et Aré qui se traduiraient en français par « ceci » et « cela ». La manière dont leur usage se différencie est comme suit : Koré signifie « ceci » pour un objet proche de la personne qui prend la parole. Soré serait plus proche de « cela » mais pour un objet proche de la personne qui prête son ouïe. Et pour conclure, Aré s’utilise pour un objet qui ne se rapproche à aucun participant de la conversation. Pour se doter d’une certaine fluidité dans la langue japonaise, il devient en somme primordial de structurer les environs en donnant un territoire personnel à chaque interlocuteur.

Pour aller encore plus loin, bien qu’il s’agisse d’un niveau beaucoup plus avancé, sautons les étapes pour aborder le Kenjôgo (formules pour soi) avec la phrase « Itadakimasu ». Comme il s’emploie souvent avant un repas, ce dernier est souvent traduit à tort par « Bon apétit ! » dire qu’il signifie en réalité «je reçois humblement*». Il inclut le terme « Itadaku» dont sa traduction la plus proche serait le verbe « Recevoir » en français. Mais celui-ci ne se conjugue qu’à la première personne et il accentue un sentiment d’humilité de la part du sujet. Donc, si vous traduisez en japonais une phrase conjuguée à la deuxième personne comme « Avez-vous reçu mon email ?» en employant « Itadaku » à votre correspondant, vous commettez une faute grave et déplacée qui place hiérarchiquement votre homologue en dessous de votre personne. Pour ce type d’échanges, il faut utiliser le Sonkeigo (formules pour autrui). Car oui ! Il existe aussi toute une grammaire qui permet de placer vos interlocuteurs sur un piédestal.

*La phrase « Itadakimasu – Je reçois humblement » avant un repas a pour but de remercier les aliments qui ont donné leurs vies ainsi que les personnes ayant contribué à vous servir votre repas.

A force de pratiquer un langage basé sur le respect des territoires mutuels ainsi que l’adulation de son entourage, on comprend mieux pourquoi les japonais sont connus pour être accommodants et attentionnés. En pratiquant le japonais comme langue maternelle, les citoyens de ce pays lointain sont linguistiquement formatés pour se mettre au second plan et privilégier les autres. Malheureusement, cette doctrine n’apporte pas que du bon car il existe un trouble psychiatrique liée à la culture qui est le « 対人恐怖症  – Taijin-Kyoufushou». Pouvant se traduire par « Phobie d’offusquer », les japonais affectés par cette pathologie particulière angoissent à l’idée de contrarier leurs proches à un tel point que certains souffrent profondément d’une détresse psychique.

Même si je pense être loin d’un tel diagnostic (à moins que…), il m’arrive parfois de me reconnaître dans cette crainte. Pour ne citer qu’un exemple, il m’arrive souvent que mes proches me fassent remarquer pour la énième fois que je me suis excusée pour un rien, et s’en suivra un réflexe où je m’excuserai de m’être excusée.  Mon but n’est pas d’expliquer mes manies par mon pays d’origine ou l’éducation de ma mère, mais je dois admettre qu’il n’a pas toujours été facile de porter cette culture qui en demande énormément. Mais d’un autre côté, même si je continue à commettre des actes qui semblent excessifs d’un point de vue occidental, je ne regrette pas que mon caractère se soit construit autour de cette mentalité communautaire. Finalement, l’acte de mettre les autres en avant ne se résume pas à se rabaisser voire se détester car bien au contraire, si j’ose m’apprécier telle que je suis aujourd’hui, c’est aussi grâce à certains traits de ma personnalité que je dois à ma mère et cette langue autour de laquelle elle m’a paramétrée.