23652116_l

L’appropriation culturelle: Qu’en pensent les Japonais?

En plus de vouloir me former à l’habillement et expérimenter les bases de la couture traditionnelle durant mon séjour au Japon, j’avais ce petit projet plus discret de m’informer autant que possible sur l’opinion locale concernant l’appropriation culturelle en lien avec le kimono. Dans mon quotidien où je promeus la culture japonaise et ce vêtement qui en est emblématique, on devine certainement la récurrence de la question « Est-ce qu’un non-japonais a le droit de porter un kimono ? ». Même s’il y eût quelques fois où il me fut difficile de camoufler une expression exténuée quand on m’a posé cette question pour la énième fois au cours d’une journée, je me dois de me souvenir qu’il fait partie de mes engagements d’éclaircir les interrogations autour de ce thème. Surtout quand on pratique un métier comme le mien.

Cependant, quand on se prononce sur un sujet aussi sensible que l’appropriation culturelle, il m’est encore nécessaire de rappeler que l’avis des interlocuteurs que j’ai interrogés (ainsi que le mien) ne traite que de l’habit traditionnel japonais. En ce qui concerne les autres vêtements à travers le monde, je laisse bien évidemment les autres personnes qualifiées à se prononcer dessus. Dans le but de clarifier ces points, il serait pertinent de lire en amont mon premier article traitant le même sujet« Porter le kimono : Une appropriation culturelle ? »  Suite en passant, si vous faîtes partie des personnes ayant pensé qu’il était juste de laisser le kimono aux personnes originaires du même pays, je vous prie de ne pas accueillir cet article comme une réprimande de ma part. Si vous avez agi de la sorte, c’est sûrement parce que vous pensiez bien faire. Même si je souhaite que votre perspective évolue dorénavant, gardez précieusement cette mentalité qui vous motive à songer au bien d’autrui.

Je dois admettre qu’écrire cet article m’a paru encore plus complexe que le précédent qui se penchait sur la même thématique. En soit, j’apprécie d’en parler afin de contribuer au mieux à la promotion de notre vêtement, mais cette fois-ci, il ne s’agît pas seulement de mon opinion personnelle mais ceux d’une trentaine de personnes avec qui j’ai pu m’entretenir. Rassurez vous, même si je peine de nouveau à cacher ma démoralisation, celui-ci ne vient pas du fait d’aborder le sujet encore une fois, mais plutôt de ces instants où j’ai dû noter et trier les informations que j’ai récoltées au fil de mes rencontres. Tant d’échanges enrichissants et souvenirs précieux, dont je me souviens aussi bien des instants où j’en revenais. Typiquement des moments où j’avais les yeux écarquillés dans un train tokyoïte en doutant de ma capacité littéraire à transposer tant d’informations. Et soudainement, je rêvais d’un monde où ce débat serait obsolète au point qu’il deviendrait naturel pour tous de porter le kimono. Ainsi, je n’aurais probablement plus besoin de jouer au détective à mes destinations nippones… et de m’arracher les cheveux en repensant aux tournures de phrases et paragraphes. D’ailleurs, c’est avec regret que je dois admettre qu’il m’a été beaucoup trop difficile d’inclure tout le monde.

Après m’être permise d’insister que cette rédaction fût réellement un lourd défi, il y eût tout de même un point de facilité: que cela soit du domaine de l’habillement, de la couture, de la vente, de la location, ou encore l’artisanat et la création, AUCUN professionnel du domaine avec qui je me suis entretenu, ne s’oppose à ce qu’un étranger porte notre habit traditionnel.

De la part de mes interlocuteurs qui apprenaient qu’une telle controverse existe au-delà des océans entourant le pays, la réaction la plus classique était un regard d’étonnement. Parmi eux, un bon vieux commerçant que j’ai eu la joie de rencontrer dans le Kansai remporte le palme avec son « Tu es en train de me dire que des étrangers ont peur de porter le kimono par peur de nous offenser ? Vous en avez d’autres de stupidités là d’où tu viens ? » Même si cela peut paraître choquant qu’un commerçant vétéran ait opté pour le terme « stupidité » pour surnommer cet honorable débat, il m’a paru pertinent de commencer avec lui car il a été l’un des plus directs dans ses pensées (et le plus délicat à aborder en quelque sorte). Même si les Japonais ont cette réputation d’adoucir leurs arguments, il n’était pas question pour ce monsieur, ne trahissant pas la réputation osakaïte, de mâcher ses mots. Pendant qu’il pliait les kimonos que j’avais sélectionnés chez lui, il imitait comiquement des artisans qui auraient donné corps et âmes dans une pièce et qui seraient déçus face à un étranger qui refuserait de la porter. « Et tu vas me dire que chez toi, on appelle ça du respect ? » a-t-il ri en déroulant de l’adhésif sur le carton qui renfermait mes textiles. Avec son attitude dont je ne savais pas toujours s’il s’agissait de culot face au politiquement correcte ou d’humour noir, il m’a soudainement volé un sourire quand il a dit de manière osée « Que ce soit une étrangère ou une japonaise, c’est en kimono que les donzelles sont les plus belles ! »

La personne avec qui j’en parlais le plus souvent, avec un ton beaucoup plus élégant, fut tout naturellement ma professeure en habillement (kitsuké) que je voyais presque tous les jours. Pratiquant son métier depuis une quinzaine d’année et gérant aussi une boutique proposant la location d’habit traditionnel tant aux locaux qu’aux voyageurs, elle était bien surprise quand j’ai abordé cette problématique. Une des nombreuses fois où nous discutions nonchalamment après un cours, une conversation comme celui-ci eût lieu :

– Senseï (professeure), je pensais écrire un article pour mon blog où je regroupe l’avis des personnes que j’ai rencontrées concernant l’appropriation culturelle, ai-je dit.

– Mais tu n’en avais pas déjà un ? m’a-t-elle questionné.

– Oui ! Mais il y a des moments où j’ai l’impression qu’il n’est pas suffisant. Avec vos avis à tous, j’aurais peut-être un argumentaire qui pèsera plus.

– Maintenant que j’y pense, est-ce que c’est souvent qu’on t’interroge autour de ce sujet ?

– Presque tous les jours Senseï, ai-je avoué en lâchant un soupir.

– Oh non ma pauvre ! Cela doit t’épuiser à un point de devoir clarifier à chaque fois !

Le regard inquiet avec lequel elle m’a observé à cet instant fut l’un des éléments qui m’a fait voir une figure maternelle en cette personne. Avec cet attachement particulier que j’ai ressenti envers celle qui m’a tant appris, j’ai soudainement regretté d’avoir évoqué ce sujet trop souvent. Quand je l’imagine entrain de s’inquiéter face à un étranger hésitant dans sa boutique et qui repartirait subitement, j’en ai le cœur serré. Et je me demande s’il ne valait pas mieux l’épargner de toute cette polémique. Cependant, je sais aussi qu’il s’agît là d’une femme qui ne se contente pas du confort que peut octroyer l’ignorance. Très sûrement, la prochaine fois qu’un touriste lui demandera de voir les kimonos qu’on peut louer, je la vois très bien devenir encore plus enthousiaste. Après tout, c’est cette Senseï qui m’a fermement dit « Si tu ne te sens plus capable de promouvoir le kimono en Suisse, tu me verras prendre le premier avion pour venir t’aider ! »

L’autre enseignante que j’ai énormément côtoyée est celle qui m’a appris les bases de la couture traditionnelle (Wasaï). Malheureusement, entre la dizaine d’élèves sous son aile et mon ignorance presque totale de cet univers que j’ignorais si complexe, nos échanges furent majoritairement plus techniques. Cependant, en terminant tant bien que mal mon Yukata, il m’a été possible de libérer un après-midi où j’ai pu enfin l’interviewer. Un chapitre assez comique où elle venait répondre à mes questions, et s’en allait faire le tour des autres pupitres le temps que je prenne soigneusement des notes. Aussitôt que j’ai abordé le sujet des étrangers face aux kimonos, elle a abordé des anecdotes de son école auxquelles je ne m’étais pas du tout préparée :

– Ah bon ? m’a-t-elle dit étonnée. Une gêne de la part des non-japonais à se vêtir de notre habit ? Tu m’étonnes bien sur ce coup ! Je ne sais pas si je te l’avais dit, mais on a déjà eu des étrangers dans cette classe.

– Attendez ! Il me semblait que vous m’aviez dit qu’hormis certaines bases, vous ne parliez pas l’anglais ou d’autres langues étrangères, ai-je insisté en étant abasourdie par cette information soudaine.

– Moi, absolument pas ! Alors il s’agit bien sûre d’un défi d’aller au-delà de la barrière linguistique. Heureusement, il y a toujours un élève qui a une bonne compréhension en anglais et qui est d’accord de faire l’interprète. De plus, comme le travail est avant tout visuel, il y a beaucoup d’étapes où il n’y a finalement pas besoin de mots pour se comprendre.

– Je suis fortement touchée que vous soyez prête à fournir autant d’effort pour enseigner votre art à des personnes venant de loin, comme chez moi.

On est bien en kimono ! Il serait bien dommage que d’autres n’en fassent pas l’expérience !

Même si cette dame avait une aura assez typique des professionnels enseignant un art traditionnel avec une sévérité qui ne pardonne pas plus de 2mm de marge d’erreur, je me souviendrai toujours du sourire sincère qu’elle a eu en me disant cette dernière phrase. A ne point en douter, l’un des visages les plus chaleureux que j’ai pu voir durant mon voyage.

Un beau jour où j’ai demandé à cette dernière d’être excusée pour une matinée, j’ai atterri dans un atelier de teinture Aizomé (indigo japonais). Ce fut un beau jour où j’ai presque eu l’impression de m’accoutumer aux habitudes locales en songeant à m’acheter un parasol face au soleil tapant. En observant l’artisan qui étendait ses rouleaux de tissus à l’extérieur, je devinais grâce à son bronzage que le travail doit prendre de l’ampleur quand la météo est dégagée. Quand il m’a servi un thé vert glacé afin de m’en dire plus sur ses activités, j’en ai profité pour lui fournir des explications devenues répétitives sur l’appropriation culturelle. Et c’est ensemble que nous sommes arrivés sur une conclusion pertinente : l’Aizomé est la variante japonaise d’une technique de teinture qu’on peut trouver à travers le monde. Les hommes voyagent, et le textile les accompagne. De plus, avec son atelier ouvert au public sur rendez-vous, il m’a fait un aveu presque gêné comme quoi il avait un petit faible pour les visiteurs étrangers qui découvrent son travail : « Les Japonais connaissent déjà très bien l’investissement des artisans locaux. Mais quand il s’agît de quelqu’un qui vient de loin, il a souvent des étoiles dans les yeux ! Et cette validation lointaine me pousse à ne pas prendre ma retraite de sitôt ! »

Bien que je préfère le charme désordonné des ateliers dans lesquels on travaille efficacement, c’est dans l’ambiance glamour des grands magasins que j’ai eu la chance de rencontrer spontanément d’autre types artisans. Que ce soit un noueur de Shibori (tie-dye) ou un teinturier de Edo-Komon (impression de la période du même nom), les deux proposaient des pièces que je surnommerais un nouveau chapitre de leurs arts. En résumé, ils ont transposé leurs techniques sur des robes, des foulards ou encore des sacs-à-mains qui conviendraient plutôt à l’habillement occidental. Même si cette évolution semble très expressive de l’univers du kimono qui se modernise, il trahit aussi une triste réalité où le kimono s’adapte pour survivre. Effectivement, il devient de plus en plus difficile pour les manufactures d’écarter un bénéfice avec l’habit traditionnel seulement, et ces collections des plus ravissantes sont pensées tant par un élan d’originalité que de nécessité. Les échanges ayant pris une tournure presque glauque en soulevant nos inquiétudes du marché actuel, je n’ai pas osé aborder le sujet de l’appropriation culturelle. Cependant, quand j’ai soulevé une paire de chaussettes violettes aux motifs shibori pour l’offrir à ma prof d’habillement qui apprécie cette couleur, le noueur m’a demandé de lui-même : « Depuis les frontières fermées, je n’ai pas pu exposer mon travail à beaucoup d’étrangers. Puis-je me permettre de te demander si ça pourrait leur plaire ? ».  Aussitôt qu’il me fit cette requête, je lui tendis les chaussettes en affirmant « J’en suis une d’étrangère. Et j’aime beaucoup ce que vous faîtes. »

Si je dois aborder les fois où on m’a questionnée sur l’accueil de certains types de produits face au marché européen, c’est sans douter avec les deux frères derrière la marque « Call » avec qui j’ai le plus développé le sujet. Fils de couturier traditionnel, les deux frangins touche-à-tout ont développé une marque de kimonos modernes représentant très justement la jonction entre le vêtement japonais et occidental. C’est dans leur échoppe familiale transformée en bar au rez-de-chaussée qu’on peut venir siroter un verre tout en discutant textile. Quand j’ai rencontré le cadet à un café qu’il sous-loue à deux pas du parc Gyoen dans le quartier de Shinjuku, j’ai été fortement émue par sa perspective :

– En fait, le problème du kimono aujourd’hui, c’est qu’il est devenu beaucoup trop codifié. Comme on a principalement gardé ce vêtement pour les grandes occasions, il est devenu de plus en plus difficile de s’en habiller spontanément sans qu’on craigne de griller une règle en lien avec ces évènements ou l’habillement. D’autant plus, qui dit grande occasion, dit aussi luxurisation. C’est sans étonner que le japonais lambda s’en éloigne et se réfugie dans le confort de l’habit occidental, m’a-t-il confié.

– Il est vrai que certaines inquiétudes sont moins présentes dans l’habit occidental, ai-je acquiescé. Bien qu’ils soient poétiques quand on connait les réponses, les questions du type « Est-ce qu’on peut porter cette matière à cette saison ?», « Cette couleur est-il adaptée pour tel évènement ? », « Est-ce que ce motif est adapté pour cet environnement ? » ont tendance à être un frein quand il s’agit de la préservation du vêtement traditionnel. Cependant, même de nombreux professeurs du domaine commencent à s’habiller de deux manières : selon leurs cahiers et selon leurs envies.

– Et s’en habiller comme on la sent est le rôle premier d’un vêtement ! Et au fait, tu m’as demandé ce que j’en pense des étrangers qui portent un kimono. Je trouve hyper novateur la manière dont ils incluent certaines pièces à leurs looks ! Et je voudrais sincèrement que les Japonais en prennent de la graine et s’en inspirent. Il faut que ce soit spontané et sans prises de tête. On aime, on le porte !

Parlant de griller des règles, il s’agît ici du seul café où j’ai symboliquement laissé un petit pourboire dire que cela n’est pas la norme au Japon. Après avoir réglé ma consommation, je pris de l’avance sur le petit frère pour aller du côté du bar familial pour rejoindre l’ainé. A cette charmante destination où l’autre frangin m’attendait, j’ai presque été agréablement surprise d’entendre que finalement, il y a bien des Japonais à qui cela dérange que des étrangers portent le kimono. Le côté agréable vient du fait que je trouvais cela trop beau que je n’aie encore rencontré personne qui soulève une opposition. Mais les raisons qui m’ont été avancées ne sont pas celles auxquelles on s’y attendrait :

« Ce n’est pas une question d’ethnicité, mais encore de règles établies par ceux de l’ancienne école. Ils insistent qu’il n’y ait pas d’autres manières de s’habiller que celles dictées par leurs institutions. Et ils s’en prendraient autant aux étrangers qui expérimentent que les jeunes qui innovent. Et bien qu’ils soient minoritaires, ils font beaucoup de bruits. Mon frère et moi sommes de la nouvelle école qui veulent apporter notre vêtement favori à son prochain chapitre. Et on trouve bien regrettable que cette minorité conservatrice fasse douter la grande majorité qui apprécie les évolutions actuelles et à venir. »

Ce que je conclus de cette rencontre avec ces deux créateurs, c’est qu’ils vivent au jour le jour en ne s’attardant pas trop sur ce contre-courant venant de certains anciens. Finalement, comme moi qui ne prête pas trop d’attention face aux vagues de propos sanctionnant l’appropriation culturelle. Néanmoins, il y a un sentiment assez difficile à décrire quand on se rend compte que nous sommes tous des camps différents à finalement vouloir ce qu’il y a de mieux pour le kimono. Et à nouveau, je pense que c’est un sujet où il faut juste se situer là où on se sent le plus à l’aise. Sans imposer sa perspective à autrui.

Cela se lit amplement que le sujet de l’appropriation culturelle a été abordé avec de nombreux spécialistes en lien avec l’univers du kimono, mais il y eût une personne qui n’avait pas un profil comme un autre. Il s’agissait d’une vendeuse née homme portant un kimono pour femme, et nous avons eu l’occasion d’aborder une autre frontière amplement surpassée par l’habit traditionnel : celle qui sépare les genres. Avec ma carrure assez forte pour le pays, je peine souvent à trouver un beau kimono d’occasion car ils ont souvent appartenu à l’ancienne génération plus menue. Et cette dame m’a servie avec empathie car elle vivait le même problème à cause de son ossature et musculature saillantes qui s’expliquent par son corps de naissance. A un moment donné, quand elle me mit un énième habit sur les épaules, la conversation a tourné sur les kimonos à l’étranger et cette crainte de s’en vêtir qui y subsiste. C’est avec une grande délicatesse qu’elle m’a soufflé : « Puce, écoute-moi bien ! Dire qu’un étranger ne peut pas porter de kimono parce qu’il a été cousu pour un japonais… c’est comme si on me disait que je n’ai pas le droit de porter un kimono conçu pour une femme parce que sous mes vêtements, je suis un homme. »  Certains pourraient penser que le sujet dévie, et pourtant, j’ai accueilli cette critique comme une anecdote qui confirme ma pensée de toujours : il ne faut rien de plus qu’une enveloppe charnelle pour s’habiller d’une tenue traditionnelle japonaise. Peu importe d’où on vient et qui on est : il y a un corps pour chaque kimono, et un kimono pour chaque corps.

Parlant de ce dernier, le vôtre n’y fait pas exception.

Et c’est nous, les Japonais, qui vous le garantissons. 

_________________________________________________

Un grand merci à :

Kimono-Kan Asakusa

Ecole Souwa

Call Kimono 

Aizomé Muséum 

Ains qu’à tous les autres.