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Porter le kimono, une appropriation culturelle?

Aussitôt que j’ai introduit le textile japonais dans mon travail, la thématique de l’appropriation culturelle a pris une place conséquente dans mon quotidien et notamment dans les échanges voire les débats que j’ai pu entretenir avec mon entourage ou ma clientèle. Bien que je ne puisse me prononcer au nom de toutes les cultures existantes, et que j’imagine que certains de mes compatriotes japonais pourraient avoir un avis divergent du mien, j’espère avoir gagné une certaine expérience professionnelle qui me permette désormais de communiquer mon opinion de manière crédible et publique. Et en soit, même si je ne m’étais pas lancée dans cette profession, je me serais sûrement interrogée sur le positionnement de mes ancêtres concernant cette exportation de plus en plus massive de l’habit traditionnel japonais.

J’ose d’ailleurs préciser que ce sont ces dits ancêtres qui étaient marchands de kimonos et bien que nous soyons sous la même thématique à deux époques et pays bien différents, ce sont néanmoins eux qui en étaient des experts incontestables. En ce qui me concerne, je me spécialise dans le kimono (nuance!) mais il me reste encore un long chemin à parcourir avant de dire que je suis une spécialiste avérée comme les personnes qui composent mes racines. En ce qui s’agît de me rapprocher d’eux et à leurs niveaux, je conclurai mon apprentissage actuel par « Lentement mais sûrement ». Nonobstant ces lacunes que j’ai préférées éclaircir, j’ose dire haut et fort aujourd’hui que tout le monde a le droit de se vêtir d’un kimono. Et cela même si vous n’avez pas d’affiliation directe avec la culture japonaise.

Même si la thématique de l’appropriation culturelle a pu faire couler beaucoup d’encre, je suis fortement convaincue qu’il a aussi fait beaucoup de bien. Si je suis ravie de voir notre habit traditionnel apprécié aux quatre coins du globe aujourd’hui, c’est aussi en partie grâce à cette sensibilisation qui a poussé de nombreuses personnes à mieux connaître l’histoire des vêtements traditionnels avant de s’en vêtir. D’ailleurs, nul besoin de faire des recherches approfondies pour comprendre que l’ancêtre du kimono était une robe anciennement portée par la dynastie Tang en Chine. A mon humble avis, le brassage des cultures fut toujours une simple occurrence de notre instinct nous poussant naturellement à chérir nos racines ainsi que notre souhait à vouloir garder un souvenir des chemins que nous parcourons. Finalement, je me demande si la raison principale pour laquelle le débat ait pris tant d’ampleur ces dernières années ne serait pas les avancées technologiques nous permettant de voyager plus aisément. Dans notre environnement actuel évoluant à une vitesse difficile à suivre pour nombreux, ce métissage amplifié allait probablement trop vite pour certains.  Malheureusement, comme beaucoup d’initiatives salvatrices, le débat autour de l’appropriation culturelle a aussi connu des débordements pouvant jouer en défaveur de la cause même.

Si j’ai osé prendre un petit détour pour citer mes ancêtres plus haut, c’est aussi pour souligner l’arrêt de leurs activités avec la reconversion de mes grands-parents en tailleurs spécialisés dans le costard-cravate. En raison du quotidien des japonais s’étant fortement mondialisé durant le dernier siècle, il était une décision plus que sage pour mon grand-père et ma grand-mère de miser sur le costume occidental dont la demande fut plus élevée. En résumé, leur carrière allait de pair avec un délaissement marqué de l’habit traditionnel par les japonais manquant d’occasions pour s’en parer. En toute sincérité, même si les japonais sont encore fortement attachés au kimono qui est encore là pour marquer des évènements et des fêtes ancrés dans notre culture, sa pérennité me semble trop délicate si elle doit dépendre uniquement de la demande locale.

Pour accentuer ce dernier point, dîtes-vous que certains de mes fournisseurs me lancent parfois des «On verra si on n’aura pas mis la clef sous la porte et si on est encore là à ton prochain voyage» avec un sourire nerveux quand je vais les visiter sur place. Nombreux d’entre eux ont heureusement pu se pencher sur cet intérêt mondial qui n’est pas interprété comme une menace, mais plutôt un soutien envers les professions et les négoces en lien avec la soie japonaise. Néanmoins, suite à la pandémie du coronavirus qui a renforcé nos frontières en 2020 et démuni le Japon de son tourisme essentiel pour l’économie, j’ai le regret de vous annoncer que je ne reverrai effectivement pas deux de mes fournisseurs* qui dépendaient d’une clientèle internationale pour leur survie et qui ont dû fermer leurs portes pour ne plus jamais les rouvrir. Avec cette triste réalité mise-en-avant, on peut en somme se questionner si l’exclusivité du kimono à son pays d’origine ne desservirait pas sa conservation ainsi que son industrie.

*Ces fournisseurs proposaient aussi un service de location de kimono dont les touristes sont friands et cela explique pourquoi les répercussions du Covid-19 furent particulièrement dures pour eux. Pour les enseignes qui se spécialisent plutôt avec une clientèle japonaise et locale, les difficultés s’expliquent principalement par les fêtes traditionnelles qui ont dû être annulées ou dont le nombre de participants a été réduit massivement.

Mais mettons un instant les aspects économiques et commerciales de côté pour aborder la question morale qui semble être la plus délicate. Les japonais répondent-ils à cette demande internationale par nécessité et à contrecœur ? Pour la très grande majorité des japonais, nous sommes bien au contraire ravis et honorés que vous soyez tout aussi sensibles à cette beauté que nous percevons dans notre habit traditionnel! Dire que les japonais ont cette tendance à être assez timides et se faire petits concernant leurs opinions, les personnes ayant loué un kimono pour quelques heures au pays confirmeront qu’une ballade en habit traditionnel leur a valu des signes et commentaires appréciatifs de la part de locaux qui sont sortis de leurs carapaces. En connaissant la mentalité usuelle des japonais qui fait qu’ils ont souvent peur d’être mal vus ou jugés, je peux appuyer qu’il leur a fallu beaucoup de courage pour vous souffler un « Very good/beautiful ! » ou un « Thank you for wearing a kimono ! ». Vous ne vous êtes pas seulement vêtis d’un des plus beaux éléments de notre culture, mais vous avez aussi fait ressortir le meilleur de nous-mêmes en vous habillant ainsi.

Aussi dommage que cela puisse paraître,  notre quotidien nous pousse souvent à remettre au lendemain les instants où nous sortirons nos robes traditionnelles de nos tiroirs. (Et je comprends mieux pourquoi ma grand-mère et mon arrière-grand-mère me noyaient presque dans ces robes en soie. C’est tellement d’efforts pour s’en vêtir seul que pour elles, j’étais venue au monde telle une petite poupée qu’elles pouvaient habiller tous les jours avec une grande facilité.)  Mais je me souviens aussi de ce beau jour où je sirotais un thé-vert sur une terrasse à Kyoto où j’ai vu deux japonaises à la table d’à côté en admiration totale face à deux touristes (une femme noire et une femme blanche) qui portaient des kimonos-furisodé. Après avoir réglé ma consommation et être partie en promenade, j’ai recroisé ces deux japonaises qui se baladaient cette fois-ci en kimonos probablement loués entre-temps après avoir été inspirées par les deux étrangères. Indépendamment de leurs ethnicités variées, je regrette encore ne pas avoir eu le courage d’aller les complimenter dire qu’elles portaient toutes sublimement le kimono avec cette élégance à part qui émane de notre vêtement traditionnel. Cette beauté particulière, dont j’aime dire souvent qu’elle arrête le temps : « et qui ne connaît pas de frontières ».  

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En conclusion: 

En soit, la thématique de l’appropriation culturelle est un sujet beaucoup trop vaste et complexe pour lui octroyer une simple conclusion. De plus, je ne me suis penchée que sur le kimono pour cette fois-ci, mais il peut aussi être subdivisé en une multitude de catégories comme les autres vêtements, l’alimentation, les arts ou même les rituels religieux. Dépendant de nos bagages personnels, notre approche envers les cultures divergentes peut être différente selon les catégories mentionnées précédemment ou en générale. Du coup, je pense qu’à ce stade, il serait intéressant de nous laisser guider par notre sensibilité personnelle et d’évoluer au gré des rencontres qu’on peut avoir avec les personnes ou les éléments de la culture japonaise afin de se positionner au fur et à mesure.  

En tant que personne travaillant avec les kimonos et très directement une mode qui se porte, je pense que ce qui doit prôner quand vous essayez un accessoire ou un vêtement, c’est de savoir si vous êtes à l’aise dedans. Si je peux me permettre de vulgariser un peu, vous n’adopteriez pas une de mes vestes en jeans si vous trouvez qu’elle tombe mal sur les épaules ou si une de mes jupes vous sert trop à l’abdomen. Si en essayant un de mes colliers de la collection « Sakuya » que j’ai faite pour rendre hommage à la déesse des floraisons du shintoïsme et que vous êtes peu convaincue de porter naturellement ce symbolisme, reposez-le tout simplement. Il n’y a rien de pire pour une créatrice que de savoir qu’une de ses créations fut un faux coup-de-cœur ayant terminé dans une boîte à bijoux ou un placard pour ne jamais en ressortir. Si par contre, vous avez visité de nombreux temples shintos et que vous voyez dans ce même collier une matérialisation de votre expérience ou développement personnel en lien avec cette spiritualité, laissez le bijou partir avec vous.

Je fais ce que je fais aujourd’hui car je suis inspirée chaque jour par mes ancêtres qui m’ont transmis leur amour pour le kimono que je vois comme un grand ambassadeur de l’esthétisme japonais. Et aussi parce que j’aime que les gens se sentent proches de ce pays qu’ils ont adopté. Il y a aussi d’autres créateurs non-japonais qui sont allés plus loin dans cet amour et qui ont même fini par fonder leurs marques en réinterprétant le kimono d’une manière tout aussi belle. En ce qui les concerne, je suis fière de les avoir comme confrères et de pouvoir continuer l’histoire de ce vêtement avec eux.

Parlant de ces derniers, il nous arrive de nous retrouver autour d’un verre et de partager des épisodes où nous avons dû faire face à cette thématique. Et si je peux me permettre une petite anecdote d’un moment où j’ai manqué de maturité, je me rappelle de ce marché où j’ai confronté une dame de passage ayant accusé une de mes clientes d’appropriation culturelle et sur qui j’ai dû  hausser le ton pour lui dire « Dicter qui peut mettre ce kimono ou pas à notre place, vous allez me dire que ce n’est pas de l’appropriation?». Un tantinet agressif et peu constructif, mais j’ai le mérite de l’avoir exprimé au moins avec une (trop) grande sincérité. Et en parlant de sincérité, laissez-moi vous dire une toute dernière chose que j’espère vous encouragera quand vous porterez un kimono:

« Le Japon que vous aimez, c’est votre Japon à vous.»